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22 octobre 2009

“YANVALOU POUR CHARLIE”

 

yanvalou_im

Avec une patience de moine, appliqué comme  un apothicaire, Mathurin avait construit une barrière infranchissable. Entre son présent confortable, un avenir qu’il envisageait encore plus cossu et son passé villageois, il avait érigé la barrière de l’amnésie. Il n’avait pas seulement négligé d’assister aux funérailles de ses parents, quitté le village de son enfance à la veille des obsèques du vieux Gédéon, ce sage qui fut tellement bienveillant à son endroit, opposé le silence aux missives de Anne l’amour de ses quinze ans, non il ne s'en était pas tenu à ces fautes mais  avait aussi, avec application, fait disparaître de sa mémoire tout ce qui évoquait ce village qu’il considérait comme le “trou du cul du monde”, comme la condition sociale qui allait avec. Deux points faibles seulement subsistaient dans cette barricade: un D empreint de prestige en lequel il résumait son deuxième prénom et cette guitare que jadis lui offrit le vieux Gédéon et sur laquelle il lui apprit à jouer. Cette guitare qu’il jouait après l’amour, dans cette ville de Port-au-Prince, avec des femmes qu’il s’empressait de congédier, passé l’orgasme. Mathurin D. Saint-Fort. En lisant rapidement, on pourrait même entendre la mélodie de quelque ascendance aristocratique métropolitaine. Tout était quiétude dans cet environnement où il n'y avait pas place pour des états d'âme; avocat d’affaire dans un cabinet prestigieux entre une collègue pimbêche prête à tout pour obtenir ce qu’elle voulait et une autre, sainte ratée encline à porter sur son visage toute la misère des humains.


 

"Voilà comment j'ai su que j'av ais un frère. J'aurais pu lui apprend re à nager, jouer pour lui sur mes cordes neuves. Je n'ai jamais pu mettre un visage sur son prénom. Nous avions été tous les deux les victimes d'un vol.Je ne volerais personne, personne ne me volerait plus rien. J'ai décidé que je ne serais ni le frère, ni le fils, ni l'oncle de personne. J'ai fait mes adieux dans ma tête. A ce frère inconnu dont la mort m'était devenue insupportable. A mon père et à Anaële. A mon père avec ses trois livres et ses mensonges. A Anaëlle avec sa soupe et sa dignité de vaincue. A mon village. Avec son maire inutile. Ses joueurs de domino et de bésigue. Ses clôtures de cactus et de bayahondes. Ses vieux qui se racontent depuis toujours les mêmes histoires. Ses jeunes qui reprennent les histoires des vieux. Naissent vieux. Meurent vieux. A ses danses. A ses tambours. A tous les villages de la terre qui ressemblaient au mien, avec leurs manieurs de machettes et leurs veillées mortuaires. Avec leurs danses et leurs tambours. Avec les maladies qui tuent les enfants. Les mensonges aussi. J'ai fait mes adieux à Anne qui rêvait d'être instutrice et d'une vie à deux sans bouger de ce lieu. Anne qui était prête à devenir Anaëlle. Anne qui ne souffrait pas de l'attrait de l'ailleurs, mais souffrirait bientôt du mensonge de l'homme qui a besoin d'espace. On ne peut que mentir. Autant mentir à des inconnus. Quand on ment à des inconnus, ça cesse d'être un mensonge pour devenir une invention." (p. 58)

 


 

Jusqu’au jour où débarqua Charlie. Un adolescent pouilleux avec le regard déterminé de la bête traquée et à la bouche cette question dont il ne se doutait pas du pouvoir destructurateur. “C’est toi Dieutor?”. Prononcé en pleine réunion de travail dans ce cabinet prestigieux construit dans un quartier résidentiel. Dieutor! Dieu et tord. Un prénom au parfum de campagne que Mathurin avait dissipé dans le prestige de son initiale. “C’est toi Dieutor?” et le désordre était entré dans cet univers tranquille et sans passé qu’il avait patiemment construit. Par cette fissure dans la barricade s'étaient engouffrés, en images précipitées tant de souvenirs enterrés. Son père et ses mensonges, sa mère Anaëlle résignée et naïve, le vieux Gédéon, Anne l’amoureuse de ses quinze ans qui était disposée à vivre avec lui une vie d’épouse trompée.Tant d’autres images encore. Une réminiscence qui s’invitait en un flot tellement précipité  (à l’instar de la narration en rafales et sans cohérence du gamin) qu’avant que  Mathurin s’en rende compte, Charlie avait pris dans son canapé la place de sa guitare. Y avait installé ses histoires d’enfant de rue recueilli par le père Edmond, ses histoires de rapine, d’argent sale et ce meurtre qui l’avait privé, tout comme ses trois complices, du seul toit qu’ils avaient. Il était désespéré et quêtait une cache juste pour quelques jours, en attendant le jour où il aurait sa part du butin qui lui permettrait d'acheter son étoile, sa part de bonheur.

Un squat d’une semaine durant laquelle Mathurin, accompagné par Charlie, à cause ou grâce à cet adolescent poisseux qui n’était même pas un parent , va faire le chemin à rebours, le retour vertigineux vers cette origine sociale modeste qu’il s’évertuait à tenir à distance.  Vers une terre d’origine à laquelle il va adresser un salut pour l’adolescent. Terre d’enfance avec ses maris volages, ses écoles en ruine, son maire menteur, ses amoureuses adolescentes et ses cyclones qui ne respectaient même plus les périodes tri annuelles de jadis et emportaient les artistes solitaires.

Même si ce texte n’est pas le meilleur de Trouillot, il y traite avec grand talent de la difficulté, l’impossibilité même de se couper de ses origines tant elles peuvent rester tapies en certaines insignifiances de notre quotidien et être réveillées par des évènements banaux. Une guitare. Un prénom due l'on n'assume pas. Il traite aussi, dans l'ancrage géographique haïtien, de ce qu'il en coûte parfois aux humains quand ils aspirent à passer à une condition sociale meilleure. La misère y est omniprésente. Crue dans le visage d'enfants abandonnés et d'écoles décrépies. Travestie en réussite sociale sous le costume d'avocat talentueux qui vit sur la berge d'un précipice de pauvreté où peut le mener le moindre faux pas.

 

"Yanvalou pour Charlie", L. TROUILLOT,Actes Sud, 2009, 174 pages

 

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Commentaires
S
Trouillot a en effet un style particulier et inimitable. C'est ce qui rend ses oeuvres si particulières même quand, comme pour ce "Yanvalou...", le texte n'est pas des mieux construits.
R
bonjour, c'est moins l'histoire qui m'interesse que le style. Lionel Trouillot a des phrases incisives et qui mordent !<br /> <br /> http://grain-de-sel.cultureforum.net/auteurs-francais-et-d-expression-francaise-f3/lyonel-trouillot-t2708.htm?highlight=trouillot
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